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dentelles d'encre / Ink Lace
28 septembre 2007

Nom sans bruits

L'héroïne a perdu son mari; sa fille a été placée. Elle fuit à la campagne où elle retrouve la même solitude, le même désespoir qu'en ville. La voici qui visite le grenier:

"Ce que je sortais de l'ombre me renvoyait à ma pauvreté, au fur et à mesure que s'empilaient sur le plancher les draps de lin chiffrés, les nappes brodées, les chemises et les combinaisons de dentelles, les robes d'organza et de taffetas couchées dans du papier de soie imprégné de naphtaline, les capelines et les chapeaux, les gants de peau, les escarpins et les bottines, les costumes, les déshabillés et les robe de chambre de cachemire épais.

Une garde-robe d'un autre siècle avait envahi le grenier, telle une galerie de portraits chics et élégants. Tandis que je vidais les malles une à une, dépliais les sarraus d'étamine noire, sortais de leurs cartons des panamas et des canotiers, aérais des vestes de tweed et des robes de cocktail à large jupe virevoltante, je ne cessais de penser à ma condition misérable et au statut qu'avaient perdu de nos jours tous les objets, rendus périssables et éphémères par la consommation effrénée. Ceux que j'avais sous les yeux appartenaient à une époque différente. J'ignorais tout de leur histoire et pourtant ils me racontaient des hommes, des femmes auprès de qui les vêtements, la vaisselle, les outils, les ustensiles courants comme les objets précieux avaient le rang de compagnons, estimables et bien traités. On ne les remplaçait pas, on n'en changeait pas, on ne les jetait pas.

Certains m'ont été bien utiles à un moment où mes vêtements tombaient en lambeaux, où mes chaussures prenaient l'eau, où je n'avais ni bonnet ni gants. Je crus bien d'ailleurs ne jamais trouver à remplacer ma veste dont les coutures des manches avaient craqué et mon unique pantalon dont le tissu maintes fois raccommodé commençait de se déchirer par endroits, tant les vêtements que j'exhumais étaient inadaptés à la vie que je menais."

Isabelle Jarry, J'ai nom sans bruit, 2004.

Merci, Anne, pour cette contribution qui fait écho à une histoire de langage et d'absence de langage et de relation mère/fille, comme Leur Histoire de D. Mainard dont tu nous a proposé un extrait récemment!

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Commentaires
S
c'est un vrai plaisir de lire ces passages selectionnés par nos "lectrices" acharnées<br /> pour remercier Clownnavet de ce blog j'ai une petite surprise sur le blog ATC ! (ton mail ne fonctionne vraiment pas ...)<br /> merci aussi pour les commentaires surtout celui d'Hélène très émouvant.<br /> <br /> Sylvie
H
Très émouvant. Et amoureusement écrit. Je partage à 100% l'opinion et le vécu de la narratrice, quoique pour ma part je n'aie jamais été dans une situation aussi misérable, ni n'aie jamais pour autant trouvé dans les armoires ancestrales que très peu de reliques admirablement brodées et cousues, mais pour le linge de maison, c'était du coton grossier dont on aurait presque pu compter les fils, et qui n'avait rien à voir avec ce qui est décrit ici, pas plus qu'avec des merveilles entrevues plus tard chez d'opulents antiquaires et brocanteurs, ou décrites dans des livres. *<br /> Quand j'étais petite fille, quelques années après la guerre, mes parents reçurent un colis de la Croix-Rouge, linge et aliments. Je trouvai dedans une robe d'organza rose, immettable pour moi évidemment, qui me stupéfia et me donna à penser : il existait donc des petites-filles qui avaient porté, et peut-être portaient encore ce genre de vêtement si élégant et si fragile ? Des "petites filles modèles" ? Où diantre pouvaient-elles porter cela ? Pas dans la rue ! Dans quelles maisons ? A l'occasion de quels goûters chics mystérieux et enviables ? Je m'accordais parfois cependant, en mes jeudis enfermés et solitaires, le plaisir de revêtir pour moi toute seule, hors de tout autre regard que celui de mon miroir, ce miracle offert à moi par la Providence et pour le rêve...<br /> <br /> Merci beaucoup, chère Anne !<br /> <br /> * A ce sujet, Anne, ta paresse à lire un roman de 900 p. en l'occurrence "Dans la main du diable", d'Anne-Marie Garat chez Actes Sud, (ce que tu sais déjà mais les autres ignorent de quoi je parle), te prive du genre de plaisir qu'on goûte ici ! On y trouve pareillement, on le sent au style qui caresse les étoffes et les objets d'usage quotidien, le souvenir nostalgique d'une époque révolue où les gens, riches et pauvres, vivaient en amitié avec les choses, où les objets étaient d'emblée conçus et réalisés pour durer dans la beauté.
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