Nom sans bruits
L'héroïne a perdu son mari; sa fille a été placée. Elle fuit à la campagne où elle retrouve la même solitude, le même désespoir qu'en ville. La voici qui visite le grenier:
"Ce que je sortais de l'ombre me renvoyait à ma pauvreté, au fur et à mesure que s'empilaient sur le plancher les draps de lin chiffrés, les nappes brodées, les chemises et les combinaisons de dentelles, les robes d'organza et de taffetas couchées dans du papier de soie imprégné de naphtaline, les capelines et les chapeaux, les gants de peau, les escarpins et les bottines, les costumes, les déshabillés et les robe de chambre de cachemire épais.
Une garde-robe d'un autre siècle avait envahi le grenier, telle une galerie de portraits chics et élégants. Tandis que je vidais les malles une à une, dépliais les sarraus d'étamine noire, sortais de leurs cartons des panamas et des canotiers, aérais des vestes de tweed et des robes de cocktail à large jupe virevoltante, je ne cessais de penser à ma condition misérable et au statut qu'avaient perdu de nos jours tous les objets, rendus périssables et éphémères par la consommation effrénée. Ceux que j'avais sous les yeux appartenaient à une époque différente. J'ignorais tout de leur histoire et pourtant ils me racontaient des hommes, des femmes auprès de qui les vêtements, la vaisselle, les outils, les ustensiles courants comme les objets précieux avaient le rang de compagnons, estimables et bien traités. On ne les remplaçait pas, on n'en changeait pas, on ne les jetait pas.
Certains m'ont été bien utiles à un moment où mes vêtements tombaient en lambeaux, où mes chaussures prenaient l'eau, où je n'avais ni bonnet ni gants. Je crus bien d'ailleurs ne jamais trouver à remplacer ma veste dont les coutures des manches avaient craqué et mon unique pantalon dont le tissu maintes fois raccommodé commençait de se déchirer par endroits, tant les vêtements que j'exhumais étaient inadaptés à la vie que je menais."
Isabelle Jarry, J'ai nom sans bruit, 2004.
Merci, Anne, pour cette contribution qui fait écho à une histoire de langage et d'absence de langage et de relation mère/fille, comme Leur Histoire de D. Mainard dont tu nous a proposé un extrait récemment!