Kolyma
De l'exploitation de l'or dans les doigts des femmes par les régimes totalitaires, suite:
"Maroussia était très habile aux
travaux d'aiguille, elle brodait merveilleusement : toute sa famille vivait de
ses broderies à Kyoto.
A Kolyma, les chefs découvrirent
immédiatement son talent. Ils ne lui payèrent jamais ses broderies : ils lui
apportaient un morceau de pain, ou deux morceaux de sucre, ou encore des
cigarettes - toutefois Maroussia ne prit jamais l'habitude de fumer. Et ils
recevaient en échange des broderies faites main d'une merveilleuse facture et
qui valaient des centaines de roubles.
La directrice de la section
sanitaire entendit parler du talent de la détenue Krioukova: elle la fit
hospitaliser et depuis lors, Maroussia fit des broderies pour la
doctoresse.
Et lorsqu'un télégramme téléphoné
au sovkhose où travaillait Maroussia donna l'ordre d'envoyer toutes les
ouvrières brodeuses par le prochain camion à ..., la directrice du camp cacha
Maroussia : elle avait beaucoup d'ouvrage à lui donner. Mais quelqu'un envoya
immédiatement une dénonciation écrite aux instances supérieures et il fallut
faire partir Maroussia.
Elle s'étend et serpente sur deux
mille kilomètres, la chaussée centrale de Kolyma [...]. Sur la chaussée, tous les
quatre cents à cinq cents kilomètres, se dresse une 'maison de la direction',
hôtel de luxe des plus somptueux mis à la disposition personnelle du directeur
du Dalstroï, c'est-à-dire du gouverneur général de Kolyma. Lui seul a le
droit d'y passer la nuit au cours de ses déplacements sur le territoire qui lui
est confié. Tapis précieux, bronzes et miroirs. Tableaux de maîtres. [...]
Mais le plus étonnant dans ces
maisons, c'étaient les broderies. Rideaux de soie, stores d'étoffe et tentures
étaient décorés de broderies faites main. Petits tapis, coussins, serviettes de
toilette - le moindre chiffon devenait un objet précieux après être passé entre
les mains des détenues brodeuses. [...]
On avait fait venir Macha Krioukova
pour broder des rideaux, des coussins et tout ce qui pouvait être brodé. Il y
avait aussi deux autres brodeuses, de même talent et inventivité.
La Russie est la pays des
vérifications, le pays des contrôles. Le rêve de tout bon Russe, qu'il soit
détenu ou travailleur libre, c'est qu'on lui donne quelque chose ou quelqu'un à
contrôler. [...] Il y avait donc, au-dessus de Macha et de ses nouvelles amies,
une femme membre du parti qui leur donnait tous les jours de l'étoffe et du
fil. A la fin de la journée, elle ramassait le travail et vérifiait ce qui avait
été fait. Cette femme ne travaillait pas, mais elle était inscrite dans les rôles
de l'hôpital central comme surveillante du bloc opératoire. [...]
Les brodeuses s'étaient depuis
longtemps habituées à une telle surveillance. Et elles ne volaient pas, bien
qu'il ne leur eût guère été difficile, en réalité, de duper cette femme. Elles
avaient été toutes trois condamnées selon l'article 58."
Varlam Chalamov, Kolyma, ed. François Maspéro, Actes et mémoires du peuple - 1980.
Merci Marie-Hélène pour cette contribution!