Karine Berriot - La Dame à la licorne
Le
narrateur a donné rendez-vous à la mystérieuse Juliette au musée de Cluny, mais
elle n’est pas là …
"Je ne sais quelle tristesse ou quelle vague espérance
m’a, conduit à franchir le grand portail de pierre, à traverser la cour
pavée du vieux bâtiment pour me présenter au guichet du hall d'entrée. «Les Dames à la Licorne? Toujours tout
droit, ensuite vous suivez les flèches », me répondait le gardien, d’une voix
ennuyée. Un jeu de piste sans surprise! Meubles anciens, sculptures, émaux...
Je traversai les vastes pièces lambrissées comme un automate, jusqu'à
apercevoir, là, devant moi, au détour d'un couloir, la petite salle en rotonde
que Juliette m'avait si souvent décrite. [...]
Un lieu,
disait-elle, spécialement aménagé pour mettre en valeur les six tentures que
George Sand avait découvertes dans le château de Boussac, déjà rongées par
l'humidité.
D'ailleurs les traces de restauration étaient bien visibles, dans
le bas des panneaux. Stupidement je concentrai mon regard sur ces détails sans
importance, redoutant sans doute de lever les yeux vers chacune des Dames; vers
cette jeune fille, surtout; qui sortait un collier de fleurs ciselées d'un
coffret. Et de lire enfin, sur le chapiteau de la tente dressée derrière elle,
les lettres, la devise que je n'avais
pas su retrouver, perdue avec la dernière carte postale de Juliette. Si simple
pourtant. Comme bonjour. Comme les lettres gothiques, rouges dans le REVE, et
jaunes ici!
Les mots qui
couronnaient la Vierge et l'Enfant du triptyque, ce bel autodafé, c'était donc
elle que j'avais voulu détruire la tapisserie et donc... la Dame! Comme une sorcière! A MON SEUL DÉSIR. Des mots d'amour.
Dans le motif aux trois -croissants de lune
disposés en diagonale sur la bannière du Lion et l'oriflamme de la Licorne, je
reconnaissais maintenant les armoiries de cette grande famille de magistrats
lyonnais dont Juliette m'avait parlé à maintes reprises. Vingt ou trente ans à
peine avant la naissance de Louise, dans la même ville. Oui, tout était sirmple,
décidément. J'aurais pu deviner tout de suite, dès que j'avais aperçu le roman
dans la librairie; comprendre la raison d'être de cette image : Louise et
la Dame, le même temps et le même lieu : cette Lyon de la Renaissance, opulente
et raffinée, dont François 1er songeait à faire sa capitale. Cette époque de
gloire, une noblesse de robe en pleine ascension l'avait immortalisée dans de
somptueuses œuvres d'art, avant que de simples artisans aisés s'accordent le
luxe de donner à leurs enfants - et même à leurs filles! - une éducation
d'aristocrate, comme le père de Louise. Transformer l'argent en beauté et en
savoir : la vieille ambition des classes montantes!
Je contemplai une à une chacune des six
tapisseries, m'arrêtant plus longuement sur celle que Juliette avait choisie
pour illustrer la couverture de son roman : le
Goût. De loin la plus belle, par la composition et le dessin des figures.
Maintenant qu'elle s'offrait en entier à mon regard, la signification de
l'allégorie s'éclairait : de la main droite la jeune fille puisait dans une
coupe quelque friandise qu'elle offrait à l'oiseau.
Mais de toutes, la plus mystérieuse était sans conteste celle où la Dame
présentait le miroir à la Licorne : la Vue. Comme elle semblait triste,
consternée même, de révéler à l'animal sa véritable identité! Ce troublant
mélange de chèvre, de cheval et de narval! Car Juliette avait bien précisé que
la longue hampe cannelée plantée au sommet de la tête, entre les deux oreilles,
était en tout point identique à la dent du mammifère marin parent de la
baleine! Cette corne qui avait pouvoir de neutraliser les poisons contenus
dans la nourriture - selon la légende-, la
Dame, dans une autre tenture, la tenait délicatement entre ses doigts cormme un sexe dressé. Elle avait même rougi; JuIiette,
en parlant des pouvoirs de fécondation spirituelle prêtés à cette « baguette
magique » dans la tradition alchimiste! .
Une forêt de symboles hermétiques : du miroir - et je songeai plus tard à celui de l'Enfant, dans le Buisson Ardent au collier ciselé, curieusement enroulé dans un voile, que la Dame sortait du coffret : l'o-fèvrerie, achèvement parfait de la transmutation! L'amour et la religion, alors, ne s'étaient pas encore privés de la magie, du secret. Une plante dans le jardin de Louise, une fleur posée devant une Vierge de l'Annonciation, tout un langage : pureté, fidélité ou trahison! Et ces arbres divisant symétriquement l'espace cormme les quatre points de l'univers dans les jardins babyloniens : arbres de vie? Arbres du paradis? Mais Adam, dans cet Éden? L'homme, absent de ce monde de jeunes filles...
Elle est un jardin bien clos ma sœur ma fiancée.
Perdu dans une contemplation heureuse qui m'absorbait
totalement - je songeais qu'il
me faudrait sans doute des années.. pour percer l'énigme des six tentures qui
ne formaient en somme qu'une seule fresque, une longue histoire nouée à chaque
brin -, je n'avais pas pris
garde à l'arrivée d'une visiteuse.
Karine Berriot, Parlez-moi de Louise, Seuil, 1980.
Merci, Jacqueline, pour cette contribution!