Le Crève-Cévenne - suite
Le retour du vers à soie... de son élevage dans les Cévennes. Dans ce passage, Jean-Pierre Chabrol s'entretient avec sa mère septuagénaire qui évoque sa propre enfance, au début du XXe siècle:
- Et vous
faisiez les vers à soie, malgré tout ce travail à la
boulangerie ?
- On faisait
les vers à soie ; là-haut sous le toit.
- Qui s’en
occupait ?
- Tout le
monde s’y mettait. Quand une cliente entrait dans la boulangerie, elle tirait
sur un fil de fer, ça sonnait dans la magnanerie où il y avait une sorte de
bidourlo (cloche de vache) ; ma mère descendait ; elle venait
servir... Les vers à soie c’était du travail ! Mais c’était de l’argent
liquide… Ma mère prétendait que c’était elle, dans tout le village, qui les
réussissait le mieux, parce qu’elle les faisait en avance. Ca évitait les
gelées de mai ; je crois. Elle prenait la saquette que tu as
vue ; en belle toile ! C’est de la toile pur fil de lin,
ça...
[...]
- Il faut
dire aussi que nous avions les mûriers les mieux placés, à l’abri. Il fallait
avoir la matière première pour faire des vers à soie premiers. Ma mère
commençait à faire éclore la graine dans son lit. Elle avait un thermomètre et
s’il faisait froid, elle ajoutait une pierre. Après, quand elle se
couchait, la chaleur du corps assurait la bonne température Quand la
graine allait éclore ; ma mère la glissait sur des petits papiers où elle
avait fait des trous ; des festons. Elle gardait cela près du fourneau dans
la cuisine, au début. Là, elle leur donnait des petites feuilles bien tendres
des premiers mûriers, souvent c’était des mûriers nains, il y en a encore…. Et
puis, peu à peu, ça grossissait, il fallait dédoubler, donner plus d’espace
jusqu’à ce qu’on les monte à la magnanerie, à la première mue Au mois de mai.
Là, il y avait les tréteaux et on commençait à donner les grandes feuilles. A
l’Ecole Normale (en travaux pratiques de sciences ) nous avions fait le système
nouveau c’est à dire l’élevage au
rameau. Tandis que chez nous à Avéjan, c’était à la feuille. Tu ramassais la
branche, tu tirais dans ta main et la feuille venait ainsi.
- Mais il n’y
avait pas de bruyère ?
- Si, mais la
bruyère c’était pour le moment où les vers à soie voulaient monter pour faire
leurs cocons. Quand ils commencent à grimper aux piquets qui tiennent les
planches , il est temps de leur planter la bruyère. On fait des cabanons.
C’est joli la montée. Mais, pour en arriver là… S’il faisait un temps
d’orage ; ça étouffait la chambrée. Elle devenait jaune, c’était la
flacherie. Il n’y avait plus qu’à désinfecter la magnanerie… Et ça puait !
Moi, je n’ai vu qu’une année rater les vers à soie. Ma mère faisait ses
soixante kilos de cocons. C’était beaucoup. Deux kilos et demi par gramme*. Pour
qu’ils réussissent ; il fallait ne pas en faire trop à la fois. C’est ma
mère qui dirigeait les opérations, de même qu’elle avait la haute main sur le
rucher.
[*deux kilos et demi de soie par gramme de ce que sa mère appelle "graine", c'est-à-dire oeufs de vers à soie?]
[...]
- Dis moi,
quand le ver à soie avait terminé son cocon, il fallait empêcher le papillon de
le percer ?
- Oh
oui ! Et alors, le filateur t’en donnait ce qu’il voulait parce que tu
n’avais pas d’étouffoir. Quand on décoconnait, je me rappelle, c’était
joli : tous ces cocons jaunes… Tu sentais crisser la soie quand tu les
emballais dans un grand drap bien propre. Mon père les portait vite à Saint Ambroix. Il y avait là trois filatures.
Souvent, on ne lui disait aucun prix. On lui donnait s’il était pressé, un
acompte mais ensuite il était obligé de passer par le prix que le filateur
voulait bien lui accorder. Plus tard, les paysans se sont organisés. A la fin,
comme au Collet de Deze, ils avaient fondé une coopérative, ils disposaient de
leur propre étouffoir ainsi les paysans regardaient venir le prix de la soie.
[…]
- Et si tu
refusais de vendre tes cocons ?
- C’était
gaspillé. Une fois que la chaîne de la soie était coupée… Après tout ce tracas
qu’on s’était donné ! N’oublie pas qu’en même temps il y avait les
foins ! Il fallait aller faucher la Guinette tout en ramassant la
feuille… Et quand il pleuvait… Si tu donnes de la feuille mouillée à tes vers à
soie, ils crèvent... On suspendait les branches au balcon, on les faisait sécher
puis on tirait la feuille (pour la deuxième fois de la soirée, elle refait le
geste jadis familier de tenir la branchette d’une main qui l’enveloppe comme un
fourreau et de la tirer avec l’autre main pour dégainer le bois ainsi dénudé de
ses feuilles ) ; il ne faut pas la leur donner non plus trop en tas parce
que lorsqu’elle est échauffée, elle leur fait mal. Soigner les vers à soie
c’était très délicat.
- Comment se
procurait-on la graine ?
- Il existait
des marchands de graine.
- On ne
pouvait pas, comme pour les haricots ; se faire de la graine d’une année
sur l’autre ?
- Ah mais
non ! Il y avait des éleveurs, tu comprends, qui sélectionnaient leurs
graines. C’est ce que leur a appris Pasteur quand il est venu. Avant,
beaucoup de chambrées crevaient de la pébrine. Pasteur a étudié cette maladie… A
la loupe ça se voit. Nous avions
fait les frais d’une loupe à la maison, à Avejan. Le ver à soie quand il a la
pébrine, on discerne les grains de poivre dans le corps. A mesure, on élimine
les vers contaminés.
[...]
- Une
chambrée de vers à soie rapportait combien ?
- Je me
rappelle que ça faisait soixante kilos, c’était dans les trois francs par kilo.
- Soixante
kilos de cocons, c’était énorme ?- Ben
oui ! ça faisait un ballot dans un grand drap. Et c’était sacré. Il me
semble que je les vois, dans la chambre – on les laissait pas traîner à la
poussière ! Voilà, et quand tout ça était parti, on faisait la lessive.
Merci Marie pour cettre contribution!