Déportée en Sibérie
Avant d'être déportée à Ravensbrück (citation sur ce blogue ici), Margarete Buber-Neumann avait été déportée en Sibérie. Elle raconte sa détention à la prison de Boutirki à Moscou :
" La plupart des prisonnières
avaient une activité interdite, car tout était interdit, sauf de rester assise
silencieusement en regardent devant soi. Il était interdit de coudre, de parler,
de chanter, de marcher... L'occupation préférée était de coudre et broder. Mais,
pour toute la cellule, il n'y avait le matin qu'une aiguille et un peu de fil,
avec lesquels on n'avait le droit que de repriser les trous et de coudre les
boutons. Malheur à qui était pris à se faire une robe. Il y avait des privations
de promenade, de cantine et de bibliothèque, et ce régime s'appliquait toujours
à la cellule entière. Aussi les femmes se mettaient-elles près de la fenêtre,
entourées d'un mur d'autres prisonnières, qui devaient les cacher à la
surveillante postée à l' 'espion'. Mais les prisonnières savent se débrouiller.
On fabrique les plus belles aiguilles à coudre avec des allumettes ( il faut
dire ici que dans les prisons russes il était permis de fumer; à chacun, bien
sûr, de se procurer les cigarettes et le tabac). Prenez une allumette,
frottez-la soigneusement et lentement de tous les côtés au mur rugueux de la
cellule - ou à un morceau de sucre cristallisé) jusqu'à ce qu'elle devienne très
mince. A une extrémité on ménage une pointe et à l'autre on fait très prudemment
une petite entaille avec l'ongle du doigt. C'est là qu'on coince le fil. On peut
se représenter le nombre d'allumettes qui se cassent avant d'arriver à la
fabrication d'une aiguille. C'était ce genre d'aiguilles à coudre qui se
prêtaient particulièrement à la broderie. Mais il y en avait une autre sorte
encore plus raffinée : sacrifiez une dent de votre peigne et suivez la
même marche qu'avec l'allumette; mais prenez ensuite l'aiguille sacrée de la
cellule (dont la perte eût attiré un sévère châtiment à toute la cellule),
rougissez-la sur une allumette enflammée, et avec son extrémité non pointue,
brûlez un petit trou d'aiguille.
Dans notre cellule, on a même
taillé et cousu une robe entière. Ce fut l'oeuvre d'une femme qui était en prison
préventive depuis longtemps; arrêtée dans la rue, elle n'avait que les vêtements
qu'elle portait sur elle et qui commençaient maintenant à s'en aller en
lambeaux. Quelques prisonnières qui avaient de l'argent décidèrent de l'aider à
se faire une robe. Le règlement de la prison politique préventive ne
permettait pas aux prisonnières de se faire envoyer des affaires de chez elles;
mais il n'y avait pas non plus de linge de prison, pas de vêtements, pas de
couvertures. A la cantine, on ne pouvait se procurer que des serviettes et des
chemises d'homme [...].
Quelques prisonnières achetèrent pour la robe projetée six serviettes de grosse toile écrue. Mais comment taille-t-on une robe quand on n'a pas de ciseaux? Ce problème fut aussi résolu. Le 'patron' fut dessiné sur l'étoffe avec l'extrémité noircie d'une allumette, puis l'étoffe pliée le long du trait noir et l'arête ainsi produite, enflammée avec une allumette. On laissa brûler juste un moment, puis on déplia; l'étoffe était consumée aux endroits voulus. Et d'où avons-nous tiré le fil pour la coudre ? De tous les vêtements. Si l'une de nous avait une chemise de jersey, après six mois de prison elle lui descendait encore jusqu'au nombril. On la défaisait en partant du bas. On se procurait de la même manière du coton à repriser pour les bas; on diminuait simplement la longueur des bas. Mais ce qui était particulièrement demandé, c'était les laines de couleur des pull-overs et d'autres vêtements tricotés, car on pouvait s'en servir pour broder. Certaines Russes étaient maîtresses dans cet art. La robe en serviettes, brodée au point de croix autour du cou et tout autour de la jupe par la grosse Lettone qui sautait toujours d'un groupe à l'autre, m'est restée dans la mémoire comme le plus ravissant modèle de robe d'été. Quand elle fut finie on l'humecta légèrement, on la plia avec soin, et son heureuse propriétaire dormit toute la nuit dessus. Le lendemain, elle avait les plus beaux plis de repassage.
Mais tout ne se passait pas aussi bien[...]."
Merci Marie-Hélène pour cette contribution qui nous prouve, si besoin était, qu'il est impossible de mettre un frein à la créativité humaine, qui est une forme d'optimisme!